De Caribe en Scylla

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J’ai amené dans mes valises l’Odyssée d’Homère (en version abrégée) que je lis aux filles depuis que je suis à bord. Ulysse veut retrouver sa patrie et sa Pénélope mais subit les desseins rancuniers de Poséidon.

Je dis : voici un nouvel épisode.

Au plus loin de son voyage de retour vers sa terre natale, Aurélien-Ulysse projette d’emmener sa Pénélope, ses filles et moi, son beau-père (oui, dans notre Odyssée à nous c’est comme ça), vers les cascades de Tremembé.

Gérard

Dans la cité de São Salvador da Bahia de Todos os Santos, Ulysse consulta l’irréprochable devin Zygrib qui lui répondit ainsi :

– Remplis tes cales de vivres et lorsque Zeus amènera le 3e jour, portés par un doux Alizé, tu partiras. Sur ton fier Penn Gwen, tu navigueras jusqu’à la baie de Camamu, remonteras les eaux douces du Rio Maraù, et rejoindras les cascades de Tremembé. Alors enfin, si tu n’offenses pas Poséidon, tu pourras entamer ton retour vers la mer poissonneuse et ta terre natale.

Nous remplîmes les cales et, le 3e jour, Eole fit souffler un bon vent et la voile se gonfla. Bientôt Ulysse aperçût une baleine qui entama pour nous sa danse. Trois fois elle souffla vers le ciel et fendit la mer grise d’écume de sa queue noire. Dans notre cœur nous voulions l’approcher. Les enfants envoûtés priaient Ulysse de la rejoindre. Malheureux, le frêle navire qui se frotte à sa masse gigantesque ! Alors Ulysse se boucha les oreilles avec de la cire molle et, sourd à nos prières, il continua sa route.

Nous parvînmes à  l’île de Tinharé et son havre sympa et vaguement tropézien, Morro de São Paulo. Pendant deux jours, nous y bûmes bien, mangeâmes des spécialités brésiliennes : pastels, brochettes de fromage et acarajés. Nous y rencontrâmes le jeune Carlos, fils de Carlos, qui nous fît découvrir l’île. Les dauphins nous saluèrent au mouillage. Nous nous enduîmes d’argile de l’île et Ulysse s’acheta 2 tee-shirts.

Au sixième jour, quand parut l’aube aux doigts roses, Ulysse ordonna à ses compagnons de remonter l’ancre et nous sortîmes du mouillage pour faire route sur le fleuve Océan vers la baie de Camamu et ses chutes de Tremembé. Pendant 8 heures, on navigua. Ulysse tenu sans cesse le gouvernail, ne le cédant à aucun de ses compagnons. Il voulait arriver vite malgré les vents contraires et la mer désordonnée ; peut-être aussi voulait-il lutter contre le mal de mer.

Le 7e jour, nous remontâmes la rivière. Elle était large, faisait de grands méandres. Elle était bordée d’une luxuriante végétation, cocotiers, palmiers à profusion, et mangrove. Sur ses rives nous ne vîmes que très peu d’habitants. Elle était alimentée par de fréquents petits affluents et des petites îles occupaient une partie de son lit.

Nous parvînmes à la cité de Maraù. Le soleil se coucha, les rues se couvraient d’ombre ; on s’endormit au mouillage. Lorsque parût l’aube aux doigts roses, on mit le canot Caribe à l’eau et Ulysse, sa fille et moi-même mîmes pied à terre. Nous constatâmes la pauvreté triste de ce village de pêcheurs et la gentillesse de ses habitants. A la recherche de vivres pour remplir les calles du navire qui se vidaient, nous découvrîmes de mystérieux mets : nectar de genipap, bananes roses et crabes bleus. N’écoutant que notre gourmandise, nous cédâmes à la tentation et les ramenâmes à bord. Ulysse dit :

– Amis, ce n’est pas aujourd’hui que nous descendrons aux demeures d’Hadès. Allons ! Tant qu’il y aura de quoi boire et manger à bord, songeons à nous nourrir et à ne pas mourir de faim. Ce soir nous gagnerons les cascades.

Nous ébouillantâmes les crabes. Les dieux nous montrèrent alors un prodige : de bleu, leur carapace se couvrît de rouge. Et aussitôt Poséidon en colère dit aux immortels :

– Châtions Ulysse et ses compagnons ! Ils ont osé tuer les crabes qui faisaient mon plaisir.

Sourds au courroux divin, nous partageâmes les crabes si bien que personne ne fût lésé. Tout l’après-midi on mangea (c’est long à manger, les crabes). Puis nous reprîmes la route.

Des écueils, rochers et bancs de sables, dressés par le dieu qui commande la terre et la mer nous guettaient partout. Sans certitude, le rusé Ulysse et la sage Pénélope se basèrent sur leur intuition et les récits du vieux et illustre Guy de Vagnon pour y trouver leur route. Nous tâtonnâmes, avançâmes prudemment, parfois dûmes reculer, cernés par les bancs de sable. Le soleil se coucha et Ulysse se questionna : mouillons-nous ici ou continuons-nous ? Nous continuâmes. Arrivés au dernier confluent, nous jetâmes l’ancre et nous endormîmes, le sommeil à peine troublé par le murmure des cascades au loin dans la nuit obscure.

Lorsque parût l’aube sur son trône d’or, Ulysse envoya deux jeunes hérauts en reconnaissance sur leur stand-up paddle. Nous mîmes le canot Caribe à l’eau, frappâmes de nos rames le fleuve gris d’écume et les suivîmes. Pendant une heure, nous admirâmes la beauté de la cascade.

Alors Ulysse dit ces paroles ailées :

– Debout ! Il faut quitter ces lieux enchanteurs et partir, la marée qui descend nous l’ordonne. Si nous la suivons, elle nous conduira jusqu’à Maraù. Mais si nous tardons, alors le labyrinthe se refermera sur nous.

Il dit et notre cœur se brisa. Mais à quoi bon se lamenter ? Nous rejoignîmes le navire, levâmes l’ancre, et reprîmes la route en sens inverse. Avions-nous contemplé trop longtemps la cascade ? Ou était-ce Poséidon rancunier qui se joua de nous ? Le fait est que notre navire s’échoua sur un banc de sable. Ulysse dit :

– Pauvres de nous ! Nous voilà pris au piège, il faut attendre que la marée remonte.

Le navire penchait sur l’arrière, en appui sur son gouvernail : Ulysse et Pénélope priaient Héphaïstos que les forgerons l’aient construit solide. A marée basse, Ulysse monta au mât pour scruter les fonds et repérer les bancs de sables. Il dit :

– Le vieux Guy de Vagnon est gâteux, il nous a conduit du mauvais côté de la rivière ! Par miracle nous sommes passés à l’aller à quelques mètres du danger ; mais nous n’y avons pas échappé cette fois-ci.

L’eau remontait mais le soir approchait. Enfin le navire se décrocha. Ulysse le conduisit à l’abri et décida de jeter l’ancre pour la nuit.

Lorsque parût l’aube aux doigts roses, nous descendîmes la rivière. Alors Zeus, le fils de Cronos, suspendit un épais nuage au-dessus du navire. L’eau devint noire. Aussitôt le strident Zéphyr souffla en tourbillons et des trombes d’eau tombèrent du ciel. Nous manœuvrions pour éviter les barques de pêcheurs et les écueils, et déjouer les pièges de Poséidon qui bloquait nos écoutes à chaque virement de bord.

Nous trouvâmes un abri au mouillage de Sapinho, entre les îles de Campinho et de Goio. Nous y jetâmes l’ancre. Une taverne semblait occuper la pointe de la deuxième île. Ulysse, Pénélope et leur fille aînée mirent le canot Caribe à l’eau, fendirent l’eau de leur rame et partirent en reconnaissance.

Parvenus à terre, ils ne virent nulle âme vivante en ces lieux sombres et déserts. Etions-nous parvenus sur les rivages du royaume d’Hadès ? C’est alors qu’au milieu de terribles aboiements, Cerbère apparût et se rua sur Ulysse. Ce monstre féroce avait l’apparence d’un roquet à cinq têtes ! Ulysse protesta, fit plusieurs cabrioles, mais Cerbère réussit à lui mordre le mollet. Ulysse sauta dans le canot et trancha les amarres. Vite, il ordonna à sa compagne de se courber sur les rames pour fuir ce malheur. Tous, ensemble, redoutant l’horrible Cerbère, firent jaillir l’eau de la mer. Ils rejoignirent le navire, contents d’avoir évité le trépas mais accablés de devoir rejoindre un centre antirabique au plus tôt.

Nous débarquâmes sur l’île de Campinho. Nous y trouvâmes un village entouré de palmiers et de mangrove et que nulle route ne rejoint. Dans les merveilleux jardins poussaient des fruits étranges qui nous étaient inconnus. A notre arrivée, les habitants nous dirent :

– Etrangers, puisque vous êtes venus vers notre terre et notre ville, vous ne manquerez ni de nourriture ni d’aucune autre chose qu’il convient d’accorder aux voyageurs.

Ils nous comblèrent de leur gentillesse, nous offrirent leur fruit que l’on baptisa « pommes d’amour » et nous mangeâmes leurs crevettes à la banane assaisonnées de lait de coco, d’huile de palme, de farofa (farine de manioc grillée) et de délicieux haricots. Nous rejoignîmes le navire, repus et le cœur joyeux.

Les filles d’Ulysse ayant égaré la veille leurs précieux bracelets en pierre précieuse des îles Fortunées, Pénélope et sa fille aînée mirent à l’eau le canot Caribe et débarquèrent sur une plage pour y chercher les bijoux. Après avoir cherché en vain, elles remontèrent dans le canot pour rejoindre les leurs et frappèrent de leurs rames le fleuve gris d’écume. Mais Poséidon, le Puissant qui ébranle la terre, revenait. Il aperçut Pénélope et sa fille et sa colère éclata. Saisissant son trident, il déchaîna les vents et les courants. La fille d’Ulysse sentit sa rame se briser en deux ; seul le manche lui resta en main tandis qu’elle vit la pagaie d’éloigner sur les flots. Pénélope démarra le moteur mais celui-ci était noyé. La fille d’Ulysse se lamenta dans son cœur généreux. Elle dit :

– Malheureuse que je suis ! Que va-t-il m’arriver maintenant ? Notre canot erre sur les flots et bientôt le fleuve se couvrira d’ombre. Voici notre perte, c’est sûr. Ah ! Si mes parents ne m’avaient emmenée dans ce maudit tour de l’Atlantique !

Mais une idée lui parvint. Elle dit :

– A quoi bon se lamenter ? Ma mère, regagnons la mangrove à l’aide de la rame qui nous reste. Ainsi nous serons protégées des courants et pourrons avancer à l’aide des racines, et peut-être retrouver la pagaie que j’aperçois toujours au loin.

Tandis que Pénélope ramait avec vigueur, la fille d’Ulysse ne quittait pas la pagaie des yeux. Cependant arrivées près de la mangrove, son cœur se brisa : elle avait confondu la pagaie avec une simple vague. Elles perdirent tout espoir. Mais alors, la sage Pénélope vit la pagaie quelques mètres plus loin et réussit à la rattraper. Elles purent frapper de leur rames le fleuve gris d’écume et rejoignirent enfin leurs chers compagnons, contentes d’avoir évité le trépas mais pleurant les bijoux perdus.

Alors les dieux se réunirent dans le palais de Zeus. Ils prirent en pitié Ulysse et ses compagnons. Le grand Zeus dit :

– Décrétons le retour d’Ulysse ! Poséidon, oublie ta colère car tu ne peux rien contre tous les immortels.

Quand Zeus amena le douzième jour, nous pûmes prendre la mer, déployant la voile au bon vent. Poséidon ruminait sa rancœur. Il amassa les nuées et souleva la mer, rendit notre retour amer et avec mal de mer. Mais il respecta le jugement de Zeus et bientôt les hautes murailles de Salvador apparurent.

De retour à Salvador, nous rencontrâmes un navire au nom étrange de « l’Odyssée » qui avait traversé le fleuve Océan et aborda le port à nos côtés. Nous débarquâmes ; Ulysse put se faire vacciner, Pénélope se fit soigner de la maladie bénigne qui l’affectait depuis quelques jours et leur fille répara la rame capricieuse. Mon temps parmi mes chers compagnons touchant à sa fin, j’embrassai Ulysse, Pénélope et mes petites filles, et tel Hermès, j’attachai à mes pieds mes belles Havaianas en or qui me portent sur la terre et sur la mer immense aussi vite que le vent, et m’envolai vers notre terre natale.

Auteurs : Gérard et les Colibris, avec l’aide d’Homère.

Si vous suivez ce messager, vous accéderez à la représentation iconographique –certes non exhaustive- de notre Odyssée. Pénélope.

9 réponses

  1. Manou
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    Que je rattrape enfin mon retard de commentaires ! En commençant par cette magnifique et fort drôle Odyssée où je vois qu’on prend quelques libertés avec le vieil Homère et la famille d’Ulysse, mais que du coup sont joliment retracées les aventures de Penn Gwen que le dernier tweet énigmatique (« … et j’en passe ») nous annonçait héroïques et calamiteuses, en nous laissant sur notre faim de savoir de quoi il pouvait bien s’agir. Maintenant on sait ! On peut imaginer les ruades et les saltos d’Ulysse aux rivages d’Hadès (heureusement qu’il s’était entraîné à la capoeira !). Le cerbère à 5 têtes bavait-il ? La morsure au mollet d’Ulysse était-elle profonde et déchiquetée ? Du coup on peut aussi imaginer Pénélope avec beaucoup de stress consultant ses notes de stage PSMI, nettoyant la plaie tout en calculant le temps d’incubation du virus rabique. On imagine également les calculs savants pour évaluer le poids porté par le gouvernail du bateau échoué et penché mal établi sur ses quilles. Car à bord nul appareil sophistiqué de contrôle non destructif, nul courant de Foucault pour vérifier si tout résiste correctement ! On ressent aussi très bien la quête des joyaux perdus, la rame qui se barre, les trésors d’ingéniosité des matelotes pour la récupérer et se mettre à l’abri de féroces courants dérivatoires, le soulagement lorsque tous ces dangers sont évités et que Penn Gwen regagne le port de tous les saints sain et sauf. Ouf ! Et les Havaianas en or ont permis à Gérard de voler vers Caluire, et de rapporter aux cousins les magnifiques bracelets brésiliens confectionnés à bord par les filles d’Ulysse, aussitôt attachés aux poignets avec moults voeux secrets…

  2. Manou
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    PS : bravo pour la magnifique illustration de titre, où l’on voit une redoutable sirène essayant d’allumer Ulysse et ses compagnons dans les vergues du navire…

  3. anne
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    petit moment de bonheur assuré en lisant ce magnifique article ! 🙂 bisous à tous

  4. Ophélie
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    Qu’est-ce qu’on a rit en lisant ces nouvelles odyssées d’Homère ! Vous avez du vous amuser aussi à l’écrire 🙂 J’espère que vous vous êtes remis de toutes vos émotions et que niveau santé, tout va bien… Merci Gérard pour ton article plein de finesse et d’humour.

  5. Mamilo
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    Merci, Gérard et les colibris pour ce magnifique récit d’odyssée.
    L’odyssée ne raconte pas non plus que la mère d’Ulysse fit un étrange songe. Elle n’était pas du voyage qui avait conduit Penn Gwen au-delà des océans et était fort inquiète, mais elle avait régulièrement des nouvelles de son fils et de sa famille, grâce aux bonne relations qu’elle entretenait avec quelques dieux.
    Une nuit elle entendit son fils l’appeler : « Mère, mère ! Pouvez-vous intervenir auprès des dieux pour me guérir de la morsure que Cérbère vient de me faire au mollet ? » .
    «  Fils imprudent, regagne vite Salvador où tu trouveras le remède . Ce chien n’est sans doute pas très dangereux. Surtout ne poursuit pas plus loin ton périple dans les terres et évite d’explorer forêts ou grottes obscures, où se cachent des animaux volants dont les morsures seraient fatales. »

  6. Edith
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    Quel magnifique récit! Et tout çà au 21ème siècle!!! Le temps ne change donc rien à l’histoire!!!
    Félicitation au conteur, largement inspiré grâce aux colibris navigateurs!!
    Merci pour ces 3 articles , que je viens de lire à la suite, de retour d’une virée en Savoie (où Marie et sa troupe ont joué leur pièce « malgré tout » dans une bergerie!… magique! )
    Mais je vois que la barre est mise haute, ce sera dur ,au fur et à mesure de l’avancée du Pen Gwenn, et de ses invités tous diplômés de littérature, de s’oser à un article lorsque nous rejoindrons à notre tour les navigateurs!!
    Et les photos!! Dignes d’une pro!!
    Et alors quel suspense dans ce récit aux aventures périlleuses!!
    Qui sont les prochains invités?
    Pleins des bisous à Ulysse et famille!!

  7. dubreuil gérard
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    Je dois la vérité. C’est moi qui ai proposé l’article à la base, comme diraient Flora et Aurélien . Mais il était bien plus fade et les Colibris ont redressé les faits et mis plein de jolies appogiatures ! Nous avons pris plaisir à lire Homère et plus encore en le pastichant… et on s’est bien marré ( tout en se querellant un peu) . Il faut rendre à Pénélope et à Ulysse ce qui leur revient . Donc Edith , pas d’angoisse, tu peux juste compter sur Ulysse et Pénélope ( et encore plus pour manœuvrer le bateau!)

  8. catherine
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    la suite la suite !
    On fait comment nous enfermé entre nos quatre murs et un plafond si vous nous racontez par que ça bouge toujours là-bas sur l’eau…
    On pense bien fort à vous. Il y a un an, Flora t’avais commencé l’école avant la rentrée. Et cette année ? Toujours aux taquets ?
    On vous embrasse tous les quatre
    Cocodelo

    • auflo
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      Et oui, toujours au taquet, on a commencé il y a une semaine. Bon, on a vite pris des jours « fériés » puisqu’on est partis 3 jours pour visiter Olinda et Recife (cf. le tweet en bas de page). Bonne rentrée à vous !